Que fait le numérique de notre langue ?
Nous gagnons de nouveaux mots et même de nouvelles langues. Ces mots ont été créés au fil des ans et des écrits afin de caractériser la transformation attendue et vécue par notre espèce. Cette modification se note en particulier dans le domaine de la science-fiction et de la futurologie. Des poètes et de grands scientifiques ont positionné dans le langage de leur époque des termes inédits[1]. Ces derniers sont toujours d’actualité et représentent une image des nouvelles perspectives de l’homme. Notons par exemple dans les écrits de Dante, Teilhard de Chardin, Herbert Marshall McLuhan ou Vernor Vinge les termes de transhumanisation (transformation spirituelle, sublimation de l’amour au point de rejoindre le paradis), de point Oméga (point final d’unification de l’univers), de noogénèse (l’émergence de l’esprit humain), de village global (idée que les nouvelles technologies font évoluer le monde en un village planétaire) et de singularité technologique (prévision d’une augmentation fulgurante des savoirs et des technologies). Ce sont les signes captés par écrit d’une évolution pressentie de nos chairs, de nos cultures et de nos esprits. En particulier, la singularité pourrait marquer le déclin des différences entre réalité physique et virtuelle mais également entre l’homme et la machine.
De manière plus anecdotique, l’arrivée des termes geek, buzz (2010), puis tweet (2012), et hashtag (2015) aura mal réussi à compenser la perte de termes historiques ayant mal vieilli. Tirons notre révérence à mâtineau, myrtiforme ou futurition. Accueillons nos langues pirates, Leet ou les glyphes émoticons et autres smileys. Nous prônons la diversité des langues. Alors, nous serons surpris d’accueillir le langage Leet sur certains réseaux sociaux. Une volonté de séduire les utilisateurs Geek, pour mieux les conserver à portée de clavier. Est-ce une bonne nouvelle pour la diversité des langues ou plus justement 357-c3 un3 80nn3 n0uv3113 p0u2 14 d1v325173 d35 14n9u3 ? L’homme a souvent mal vécu les occasions de se voir affublé d’un numéro de matricule, quel que soit son sens et quel que soit son objectif. Que devraient dire nos mots qui se voient séparés de certaines de leurs lettres pour y injecter des chiffres n’ayant qu’un sens visuel ? Le langage SMS, bien que purement digital a fait couler beaucoup d’encre. Certains n’y comprenaient rien, d’autres y trouvaient une manière d’être plus simple, plus rapide. Un effet de bord relatif au nombre limité de mots que l’on pouvait transmettre par SMS avec les anciennes générations de téléphones mobiles. Nos mots raccourcis ont trouvé un mode de vie. Ils sont séduisants pour ceux qui sont à la recherche du temps perdu.
Nous nous demandons alors jusqu’où il est possible de simplifier une langue. À l’extrême, quand toute élégance aura disparu, que restera-t-il ? À la fin, certainement, un grand silence comme au commencement, mais avant, une écriture sans mots et quelques symboles ? Comme un retour dans notre passé. Un pictogramme simplifié pour redonner une pureté digne d’un signal sans attache. Des émotions numériques friables qui ne méritent même plus un mot, plus une phrase. C’est ainsi qu’une nouvelle génération de glyphes a vu son heure arriver. Les fameux émoticons (par exemple 🤔, 🌍, 📱). Des images simplifiées de visages aux émotions variées et si pratiques pour transmettre un ressenti. Ces derniers seraient plus adaptés et plus forts que les simples mots vieillissants de notre langue. En tout cas, il est certain qu’ils n’offrent pas la même expérience à la génération digitale. Un succès tellement riche, que la marque à la pomme en faisait un argument de vente de son dernier téléphone pourtant à la pointe de la technologie. Nous aurons peut-être un jour la nostalgie d’une époque où les lettres portaient des mots bien posés et choisis.
Aujourd’hui, nos lexèmes sont rappelés à l’ordre des pictogrammes. Pour comprendre jusqu’où nous allons, l’auteur souhaitant encore utiliser des mots sur son smartphone pourra automatiquement les convertir en images plus efficaces. Une suppression des mots sensibles par des images, comme un service rendu. Une illustration d’un monde numérique piloté par l’image, par les apparences. Artifices que l’on saisit au travers de nos écrans. Artifices au détriment du sens.
Le philosophe Michel Serres évoquait l’apparition des technologies de l’information et de la communication comme la troisième révolution anthropologique majeure. Après tout, le langage Leet, les émoticons, nos mots gagnés et disparus sont peut-être le signal du reflet de nos changements culturels. Un reflet de notre voyage d’une ère traditionnelle à une ère digitale. Un signal de faible amplitude, mais qui révèle ce que pourrait devenir l’homme numérique. L’œuvre de Vladimir Abikh (Figure) représente certaines de nos émoticons sur un support surprenant : le grès. L’artiste explique : « Le grès nous a fourni des données sur les civilisations anciennes à travers des millénaires et présentera aux gens du futur l’histoire ultra rapide et virtuelle de notre temps. »
Perdre des mots, est-ce réduire notre champ de vision de cette abstraction de réalité ? Gagner d’autres mots, est-ce ouvrir un nouveau spectre de cette réalité ? Le double sens illustre la double vie qui prend forme. L’amitié, l’amour, la confiance, l’espace, l’intelligence, la mémoire, l’influence, l’identité sont des termes qui ont un nouveau sens pour cette nouvelle image. De nouveaux lexèmes qui nous indiquent que notre image de la réalité est mouvante avec les technologies. Elles écrivent avec de nouveaux mots une nouvelle forme de réel.